JOIES ET TOURMENTS DE LA TRADUCTION DES « LANGUES DITES RARES » DES BALKANS


8 décembre 2018 Pierre Glachant

« Quand on fait de la traduction littéraire son unique profession, il est préférable d’avoir un compagnon ou une compagne riche », sourit, un peu amère, Pascale Delpech, traductrice de Danilo Kiš et d’Ivo Andrić, en ouverture d’une table-ronde sur la traduction littéraire, organisée à l’occasion du vingtième anniversaire du Courrier des Balkans, qui réunissait également Chloé Billon, Laure Hinckel et Evelyne Noygues.

Ces quatre traductrices « totalement françaises », selon les mots de Pascale Delpech, c’est-à-dire sans origines balkaniques, ont en commun une passion. Découvrir et faire connaître aux lecteurs francophones les écrivains des pays des Balkans dont on parle trop peu, ces auteurs qui s’expriment dans ces langues « dites rares ». Le choix d’une vie, guère évident, courageux, né parfois du hasard. Pascale Delpech a traduit du serbo-croate des écrivains prestigieux, comme le fameux Pont sur la Drinad’Ivo Andrić, prix Nobel de Littérature 1961. Chloé Billon traduit également le serbo-croate Laure Hinckel le roumain. Chloé Billon a récemment publié la traduction du Huitième envoyé, du Croate Renato Baretić, et on doit à Laure Hinckel une vingtaine d’ouvrages dont une récente traduction du moldave Savatie Bastovoi, Les enseignements d’une ex-prostituée à son fils handicapé, récit à la fois sombre et drolatique de la Moldavie des lendemains de la chute de l’URSS. Evelyne Noygues, elle, traduit l’albanais e vient de publier Le petit Bala, de Ridvan Dibra, un conte crépusculaire et dense.

« Je suis tombée un peu par hasard dans la marmite de potion magique », s’amuse Evelyne Noygues, en se souvenant d’un séjour déterminant de trois années en Albanie. Laure Hinckel précise avoir appris le roumain « sur le tas », avant de l’étudier aux Langues O’, l’Institut des Langues et Civilisations orientales. Et Chloé Billon se rappelle comment lors d’un séjour à Belgrade, elle s’est sentie chez elle. « Il fallait que je revienne. J’ai compris que c’était très important pour moi ».

On peut parler de vocation, presque d’une ascèse, tant la traduction littéraire est exigeante. Il faut d’abord persuader un éditeur. « J’ai surtout proposé de la littérature contemporaine, souligne Laure Hinckel. Mais il est difficile de convaincre qu’il existe des livres actuels méritant d’être traduits du roumain », après des prédécesseurs prestigieux tels qu’Eliade, Cioran ou Ionesco. « C’est un véritable combat ». Défendre un livre auprès d’un éditeur représente un « gros travail », renchérit Pascale Delpech, relevant qu’il faut parfois traduire bénévolement une trentaine de pages pour le convaincre de la qualité de l’auteur. Sans parler du fait que pour traduire un livre, il est préférable de connaître l’ensemble ou du moins une bonne partie de l’œuvre de l’écrivain choisi. « Je ne traduis que des livres que j’aime énormément », insiste Chloé Billon, se félicitant de ses contacts serbes qui l’alertent sur la valeur de tel ou tel ouvrage. Elle confie être parfois littéralement « obsédée » par l’envie de traduire un texte. « J’ai la chance de choisir l’auteur, convaincue qu’il peut avoir des résonances », avec les lecteurs français, explique Evelyne Noygues. Et si une traduction peut s’intégrer dans une collection d’un éditeur, cela facilite bien évidemment les choses.

Puis vient l’entreprise au long cours de la traduction de l’ouvrage, avec ses joies, ses épreuves, ses moments de doute . « C’est un travail de longue haleine qui demande de la continuité. Quand vous arrêtez (une traduction) quinze jours, trois semaines, il est très difficile de s’y remettre », avertit Pascale Delpech. Chloé Billon préfère parler de la « solitude du métier. J’ai besoin d’être seule toute une journée pour entrer dans le texte ». Tout cela est parfois « aride », convient Laure Hinckel, tout en déclarant ne pas se sentir seule « car je suis en compagnie de l’auteur que j’ai choisi ». « On peut travailler en binôme pour les dialogues », relève aussi Evelyne Noygues.

« Nous sommes particulièrement appréciées et choyées » dans les pays dont on traduit les écrivains. « Et nous avons beaucoup de possibilités pour rencontrer les auteurs. Vous tissez des relations parfois très belles » avec eux, relève Pascale Delpech. « On est traducteur mais aussi parmi les lecteurs les plus attentifs d’une œuvre et on peut donc échanger avec l’auteur », abonde Evelyne Noygues. Et les écrivains des Balkans « n’ont pas la grosse tête », se félicite Chloé Billon.

Elles parlent toutes du plaisir et des difficultés parfois vertigineuses à traduire un texte littéraire, notamment ces fameuses realia, à savoir ces termes spécifiques à une culture et si ardus à traduire, lorsqu’on veut éviter une note en bas de page. Une simple lecture est « monstrueusement superficielle » et la traduction permet de plonger dans la complexité et la profondeur d’un texte, explique Pascale Delpech.

Les quatre traductrices insistent sur l’exigence de la traduction littéraire et se considèrent comme des auteurs à part entière. « Chaque traducteur littéraire est un auteur. C’est un métier d’écriture et il faut être un écrivain dans sa langue maternelle », explique Pascale Delpech.

« J’approfondis mon rapport à ma propre langue », renchérit Laure Hinckel qui aime citer cette formule du traducteur de littérature islandaise Eric Boury : « je suis un écrivain de traductions ».

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