LES ALÉAS DU MÉTIER: JOURNAL D’UN GÂCHIS

Le métier de traducteur réserve des surprises, parfois très mauvaises, comme celle de trouver dans le livre imprimé des erreurs que vous n’aviez pas commises. Vous avez rendu ce que vous preniez pour la version finale, prête à l’impression, par laquelle vous engagez votre nom – Dominique Vitalyos, traductrice littéraire, spécialiste du domaine indien – et votre réputation – jusqu’ici sans tache notable (pour ce que j’en sais) – et on intervient en y intégrant des suggestions qui n’ont ni queue ni tête, puis on publie. Vous auriez dû, bien entendu, en prendre connaissance afin de pouvoir les rejeter, mais on ne vous les a jamais présentées.

 

Vous restez avec un sentiment d’effraction, de sabotage, de diffamation (on vous a fait signer des énoncés incorrects que vous n’avez pas écrits) et d’injustice. Le tort n’est pas réparable et c’est tant pis pour vous. Certains vous reprochent même le ton que vous employez pour déplorer ce qui s’est produit, bien que vous vous exprimiez contre le procédé, avec une chaude colère, certes, mais non contre les personnes, envers lesquelles vous ne nourrissez aucune hostilité particulière. On vous comprend, dit-on, mais chez certains, le cœur n’y est pas. Pure formalité.

 

Alors vous vous dites : pas question de laisser penser sans rien faire que je suis l’autrice de ces inepties. Je dois au moins me dégager publiquement de la responsabilité qui pèse à tort sur moi, car personne ne se remettra publiquement en cause pour me défendre. Et vous le faites dans votre blog, dans l’espoir conjoint que la relation de ce regrettable épisode incitera plus que jamais les traducteurs littéraires à demander des garanties d’accès à toutes les données suggérant des modifications qui précèdent l’impression.

 

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Sur un mur de Varanasi (Bénarès), 1984  ©D. Vitalyos

 

Qu’il soit donc entendu que dans Bollywood Apocalypse, de Manil Suri, publié par les éditions Albin Michel, je n’ai pas écrit:

 

p. 11:

rayer Bombay et nous tuer tous”

mais

rayer Bombay (et tous ses habitants) de la surface de la terre” (en français, on raye un lieu de son contexte, la carte, la terre, le monde; on ne la raye pas comme une dette; on la rase, tout court, par contre, mais c’est autre chose).

P. 14,

il faut avoir une idée un peu spéciale, en tout cas tout à fait hors contexte, du français pour prétendre corriger  : “le vol ne paie pas” (sur le modèle du crime) en “le vol ça ne paie pas”.

p. 60

(les personnages se trouvent dans un hôtel kitsch dont chaque salle est décorée en fonction d’un thème de l’histoire indienne vue par les nationalistes). À la ligne 28, j’ai écrit:

… le thème de la Vallée de l’Indus tel qu’il était développé au 3000 av. J.-C. (la discothèque du sous-sol)

et non pas:

…. le thème de la Vallée de l’Indus tel qu’il était développé trois mille ans avant J.-C. (la discothèque du sol),

ce qui ne veut strictement rien dire et constitue un contresens grotesque. Deux sous de jugeote et de questionnement (pourquoi la traductrice a-t-elle écrit “au”? Pourquoi la parenthèse?), et il devenait évident que 3000 av. J.-C. était le nom de ladite discothèque. Mais penser qu’elle ne connaît pas le français (au trois mille ans…), c’est beaucoup plus rapide, et pourquoi perdrait-on du temps à se demander si, déjà à son époque, en dépit de sa grande modernité, la Vallée de l’Indus était assimilable à un “thème”…???)

p. 158 :
“censé …m’emplir le cœur” devient “censé… de m’emplir le cœur”
p. 187:
on écrit pizzeria et non pizzéria dans ma culture comme dans celle du Grand Robert.
p. 200:
on écrit “il caquète” et non “il caquette” dans ma culture comme dans celle du Grand Robert (et de Grevisse, voir 761a). Caqueter fait partie des verbes (en e muet + consonne simple à l’infinitif) qui se conjuguent sur le modèle d’acheter (è + consonne finale simple: j’achète, je pèle, je caquète), en compagnie de nombreux autres. Seuls échappent à la règle les verbes appeler (appelle), jeter (jette) et leurs dérivés.
À suivre. À ce stade de la lecture de Bollywood Apocalypse, et à défaut d’avoir consulté mon blog, on doit déjà penser que le français n’est pas ma langue maternelle.
Le point sur la question:
J’ai terminé ma lecture et envoyé la liste à l’éditeur: en tout dix erreurs, imputables à un processus défectueux qui m’a interdit la consultation de suggestions (1) et de corrections (2) défectueuses, devenues de ce fait des dégradations imposées. Dégrader un texte n’est certes ni la mission ni l’objectif des éditeurs, mais le résultat est le même.
– Deux impropriétés (rayer Bombay, le vol ça ne paie pas),
– Un contresens (trois mille ans avant J.-C.),
– Une faute de construction (censé de),
– Une conjugaison fautive (caquette au lieu de caquète)
plus tout un saupoudrage de modifications erronées concernant les pluriels:
– “des première classe”, invariable quand est sous-entendu “sièges de”, est devenu “des premières classes” (p. 277), comme s’il y en avait plusieurs, la 1, la 2, la 3…
– À deux reprises (p. 106 et p. 430), le passage en italique du motasana – parce qu’on ne le trouve pas dans le dictionnaire français (modification justifiée que j’aurais validée) – s’accompagne de la préservation du s du pluriel français alors que la convention retenue est que les mots de langues indiennes restent invariables puisqu’ils ne connaissent pas le s pluriel,
– un poisson assez gros pour qu’on garde le partitif ((du) pomfretcroustillant) a hérité d’un pluriel (croustillants) (p. 84);
– une lettre manquante (un t p. 432, ligne 30).
Pour le moment, on ne m’a proposé qu’un rétablissement de mes choix dans l’hypothèse très incertaine d’une réimpression. Mais le mal est fait, bien sûr, et encore faudrait-il que le livre ait du succès…

J’ai demandé s’il était possible d’éditer une feuille recensant les erreurs  à glisser dans les exemplaires en stock.

 

À suivre

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