Kevin Keiss, traducteur de l’Enéïde : pour être d’ici, il faut être d’ailleurs

par Joëlle Gayot

Enée part après la chute de Troie avec un petit groupe de rescapés, ils embarquent sur un bateau, se laissent guider par les étoiles et en ouvrant la porte des cieux, ils ouvriront la porte des mers … Est-ce que partir c’est renaître ? Joëlle Gayot est avec Kevin Keiss.

Chez les Grecs, la question des déplacements, des migrations est d’abord la question de l’hospitalité. En Grèce, cette notion était fondamentale : celui qui n’était pas hospitalier n’était pas un homme, n’avait rien à faire dans la sphère de l’humanité mais plutôt dans celle de la barbarie. Seuls peuvent se revendiquer de l’humanité les gens qui accueillent les gens. Kevin Keiss

Voici l’histoire d’un homme qui a dû fuir sa ville natale. Il porte son enfant dans ses bras et, sur ses épaules, son père. Il part. Il erre de pays en pays en quête d’une terre hospitalière où il pourra fonder une nouvelle cité. 

Cet homme s’appelle Enée. Il a quitté Troie dévastée par les flammes, il sillonne les terres, la Méditerranée, et même les enfers. Son périple dure longtemps. Il est semé d’embuches, d’épreuves et de rencontres. Et puis Enée arrive en Italie. Là, il bâtit Lavinium, la ville qui donnera plus tard naissance à Rome.

L’obsession des Romains était d’avoir une ville métissée, car l’idée d’une identité nationale pure symbolise l’effroi, la guerre civile, l’acquies fraternas, la bataille des frères. Enée incarne moins le héros troyen ou le grand-père des romains que l’identité en mouvement : son identité est celle de la métamorphose. C’est pour cela qu’on appellera Rome ‘la ville ouverte’, la ville sans origine. Kevin Keiss

Entre 19 et 29 avant Jésus-Christ, Virgile, le poète romain a écrit l’Enéïde. Un grand récit épique qui faisait pendant à l’Iliade et l’Odyssée, épopée grecque née de la plume d’Homère.

Une adaptation de ce texte, l’Enéïde, va être mise en scène au Festival d’Avignon par Maëlle Poésy. Traduite par Kevin Keiss, l’épopée, rebaptisée Sous d’autres cieux  pour les besoins de la représentation, n’est pas seulement une plongée dans la lointaine Antiquité. Il est, pour ces jeunes artistes, l’occasion de parler de l’exil, des migrants et des apatrides. Le moyen d’affirmer qu’une identité libre ne connaît pas de frontières. Que pour être d’ici il faut être d’ailleurs. Et qu’être exclu de sa terre natale n’implique pas d’être rayé de la surface du monde.

Travailler sur l’Enéide c’était aussi travailler sur l’obsession qu’on a en ce moment d’une identité nationale et d’une identité figée. Le grand poème virgilien qu’est l’Enéide prône, lui, une identité en mouvement et célèbre cette ville sans origine qu’est Rome. Kevin Keiss

De l’Enéïde à l’Odyssée, en passant par l’Orestie d’Eschyle, les grands récits fondateurs de notre humanité hanteront cet été le Festival d’Avignon. Comme si Olivier Py, le directeur, voulait voir converger le public autour d’une mémoire collective, celle d’un bien commun, de racines partagées.

Nous avons décidé, pour cette dernière Saison au Théâtre, de retrouver le dramaturge et traducteur Kevin Keiss hors des murs de la Maison de la Radio, à l’extérieur, dans le flux de la ville. Il nous attendait à Paris, dans la cour carrée du Louvre, assis dehors, sous l’œil attentif des statues antiques. C’est avec lui que nous vous proposons, dès maintenant, de suivre Enée dans son voyage. 

Je voulais donner à ressentir physiquement de quelle façon la traversée des frontières réécrit, transforme l’identité d’une personne. En voyageant, Enée gagne la rencontre. On voit comment la rencontre de différents peuples, de différentes manières de croire, d’interpréter les dieux, de prier, d’enterrer les morts, de se marier transforme une personne. Kevin Keiss


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