Le grand entourloupage

10 AVR. 2019

PAR JEAN-MARC ADOLPHE

Avec le “Grand débat” et sa restitution sous contrôle, Emmanuel Macron a tenté de mobiliser les ressources de l’intelligence artificielle et du Big Data, comme il l’avait fait pour sa campagne électorale. Jusqu’à cracher des “éléments de langage”, au premier rang desquels la formule marketing d’expasération fiscale. Pas sûr pour autant, que cela suffise à amadouer l’exaspération sociale.

« Lorsque nous avons langé le grand débat »… Le lapsus du Premier Ministre, lundi 8 avril, suite à la première « restitution » de cet « exercice inédit de démocratie », n’était pas un lapsus. « Langé » pourrait être, en l’espèce, synonyme de « phagocyté » (cannibalisé, neutralisé, étouffé). Dès le début, donc, après avoir évincé Chantal Jouanno, la présidente de la Commission nationale du débat public, ce « grand débat » était paramétré. Dans l’ensemble des médias et au sein de la « classe politique », les commentaires portent sur les premières conclusions tirées par Edouard Philippe. Personne n’a relevé ce qui, en préambule, a été courageusement rappelé, dans cette assemblée de bénis oui-oui, par Nadia Nellaoui, présidente du Mouvement associatif, l’une des cinq personnalités garantes du grand débat (désignée par Patrick Bernasconi, président du Conseil économique, social et environnemental) :

  • Les questions étaient «problématiques», leur «formulation binaire» et elles étaient «orientées».
  • «L’hyper-médiatisation du président de la République» a pu «nourrir le doute sur la nature du grand débat».

Ces deux réserves liminaires auraient dû, à elles seules, disqualifier tout ce qui a suivi.

La façon dont ont été « traitées » les centaines de milliers de doléances déposées par voie électronique, ou sur des cahiers ouverts ici ou là, est en elle-même symptomatique.

Pendant le déroulement de ce « grand débat », j’ai été amené à consulter, en plusieurs mairies, des « cahiers de doléances ». Si des préoccupations liées au « pouvoir d’achat » (ou, pour le dire autrement, de façon moins consumériste, à des difficultés grandissantes à « joindre les deux bouts » affleuraient souvent), nulle part je n’ai décelé de façon évidente l’expression d’une « exaspération fiscale ».  Or, ce « constat », comme l’écrivait hier l’éditorialiste du Parisien« conduit à la conclusion qu’il faut tout changer, réformer fort et sans attendre. Exactement ce que disait Emmanuel Macron lors de la dernière campagne présidentielle »

La ficelle de l’entourloupage est un peu grosse. Pas sûr que les réformes en cours (comme celle de la privatisation d’Aéroports de Paris, contre laquelle des sénateurs et des députés de tout bord viennent de lancer l’initiative d’un référendum d’initiative parlementaire) ne passent comme lettre à la poste. Pas sûr que la décision de renoncer à l’objectif de diviser par quatre les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050, soit perçue comme la meilleure réponse à apporter à « l’urgence climatique ». Etc, etc.

Mais bref, pour arriver à tordre ainsi le grand débat, en ses prémisses comme en ses conclusions, Emmanuel Macron et son gouvernement ont mobilisé un allié de poids : l’intelligence artificielle. Voir par exemple, la façon dont l’institut de sondage OpinionWay, avec le renfort de la société Qwam ont « mouliné » les données recueillies lors de la « consultation citoyenne ».

La Macronie, grande pourvoyeuse de « fake news » ( voir le récent article de Michaël Hajdenberg sur Mediapart ), n’est pas à une tromperie près. Avec Jupiter, la politique n’est plus une fabrique (de sens), mais une fabrication (de bobards). Ce « vice de forme » est constitutif de la création d’En Marche et de la campagne électorale d’Emmanuel Macron. Rappelons qu’au départ, une bande de jeunes gens (exclusivement des garçons), tous issus de grandes écoles, après avoir pactisé pour faire clan autour de Dominique Strauss-Kahn, s’était mis en tête (après que la candidature putative de DSK eut volé en éclats un soir mai 2011 dans une suite de l’hôtel Sofitel de Manhattan) de lancer une start-up pour… prendre le pouvoir. Rien de moins. Cette histoire a été narrée par un article fort documenté de Sophie des Déserts dans le magazine Vanity Fair de décembre 2017, « La bande de copains qui a porté Macron à l’Elysée ».

Tout au long de leurs études, ces jeunes gens ont été irrigués d’algorithmes, sésame pour percevoir et décrypter les courants stratosphériques de la macro-économie. Ce qui, croient-ils, leur confère une intelligence supérieure (comme on disait dans la littérature de science-fiction).

Tout au long de leurs études, ces jeunes gens ont été irrigués d’algorithmes, sésame pour percevoir et décrypter les courants stratosphériques de la macro-économie. Ce qui, croient-ils, leur confère une intelligence supérieure (comme on disait dans la littérature de science-fiction).

« L’exaspération fiscale » : une formule crachée par les algorithmes

Mais les algorithmes, aujourd’hui, ça sert aussi à fabriquer des « éléments de langage ». Pour lancer en marche, Macron s’était appuyé sur le logiciel « 50+1 » de la start-up Liegey Muller Pons (« Nous transformons la communication d’influence en nous inspirant des technologies venues des campagnes électorales »). Et pendant sa campagne électorale, il a dépensé plus qu’aucun autre candidat en « frais de communication » (plus de cinq millions d’euros), lesquels incluaient des prestations de service en stratégie électorale (ben oui, ça existe). Et comble du paradoxe, plusieurs de ces études avaient travaillé sur les ressorts du mouvement Nuit Debout : apparemment à mille lieues du macronisme. Mais l’intelligence artificielle ne s’embarrasse pas de telles contradictions ; elle est le Graal des temps modernes, sans foi ni loi, et l’on comprend l’empressement du Président de la République à se réjouir (au point d’en faire un clip de promo) de la décision de Google d’implanter en France un centre de recherche sur ladite intelligence artificielle.

En « langeant » le grand débat, Emmanuel Macron savait qu’il pourrait reprendre et ré-actualiser les données utilisées lors de la constitution d’En Marche et de sa campagne électorale. Et il a réussi à faire du « grand débat » un méga-Big Data dont les algorithmes ont craché les éléments de langage qui ont abouti, dans la bouche du Premier ministre, à l’expression « exaspération fiscale ». Or, ce n’est pas d’être « imposés » dont se plaignent majoritairement les manifestants Gilets jaunes (pour peu que l’impôt soit équitablement prélevé et justement redistribué »), mais d’être méprisés, ignorés, humiliés.

Une fois de plus, Macron va tenter d’en imposer. Pour la traduction politique qui devrait être donnée à cette supposée « exaspération fiscale », répétée à longueur de médias comme une assommante propagande, il ne laissera à personne d’autre le soin de « faire le show », comme il s’y est interminablement employé lors du grand débat.

Mais ses capacités de bonimenteur ont peut-être atteint leurs limites. Car les faits sont têtus. Et chaque jour, le gouvernement de la Macronie vient planter de nouvelles piques dans un cops collectif déjà meurtri. Alors pas sûr que la tentative d’incarnation jupitérienne de la « Big Data Start Up Nation » suffise, cette fois-ci, à amadouer l’exaspération sociale.

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