AFP , publié le 11 février 2019
“Je ne veux plus vivre caché”, répète Salman Rushdie quand on évoque avec lui, souvent contre son gré, la fatwa qui pèse sur ses épaules depuis 30 ans.
L’auteur des “Versets sataniques” refuse de vivre en reclus, mais il a dû accepter de vivre sous protection policière depuis que l’ayatollah Khomeiny, premier guide de la République islamique d’Iran, lui a offert le 14 février 1989 le plus empoisonné des vœux de Saint-Valentin : une condamnation à mort pour un livre jugé blasphématoire par les musulmans.
En visite en France l’automne dernier, Salman Rushdie expliquait : “Trente ans ont passé. Maintenant tout va bien. J’avais 41 ans à l’époque, j’en ai 71 maintenant. Nous vivons dans un monde où les sujets de préoccupation changent très vite. Il y a désormais beaucoup d’autres raisons d’avoir peur, d’autres gens à tuer…”.
Il racontait qu’à New York, où il réside depuis une vingtaine d’années (l’écrivain né à Bombay, en Inde, dans une famille musulmane, ayant vécu la majeure partie de sa vie au Royaume-Uni, est devenu citoyen américain en 2016), il pouvait mener “une vie normale” et prendre le métro “comme tout le monde”.
– Déjà des victimes –
“Comme tout le monde”? Pas si sûr! Chez son éditeur à Paris, où un journaliste de l’AFP l’a récemment rencontré, il était impossible de ne pas remarquer la présence de nombreux policiers en civil.
La fatwa lancée par Khomeiny n’a pas été levée et a déjà fait des victimes. En juillet 1991, le traducteur italien des “Versets sataniques”, Ettore Capriolo, est grièvement blessé dans un attentat tandis que le traducteur japonais, Hitoshi Igarashi est tué de plusieurs coups de poignard.
En 1993, l’éditeur norvégien du livre, William Nygaard est grièvement blessé à son tour de trois balles dans le dos. La même année, le traducteur turc, Aziz Nesin échappe à un incendie criminel qui causera la mort de 37 personnes.
Quand on évoque avec elle, la publication en France (en septembre 1989) des “Versets sataniques”, Dominique Bourgois, la veuve de Christian Bourgois, se rappelle d’abord des menaces proférées à l’encontre de son mari.
Le livre, explique aujourd’hui l’écrivain, a été “grandement incompris”. “Il s’agissait en réalité d’un roman qui parlait des immigrés d’Asie du sud à Londres et leur religion n’était qu’un aspect de cette histoire-là”, dit-il.
Pour l’écrivain britannique d’origine pakistanaise Hanif Kureishi, ami de Rushdie, personne “n’aurait le cran aujourd’hui d’écrire +Les versets sataniques+ et encore moins de le publier”.
Invité par Rushdie à lire les épreuves de son livre, Kureishi reconnaît aujourd’hui qu’il n’avait en rien anticipé les réactions que le livre provoquerait dans le monde musulman.
Pour l’auteur indien Salil Tripathi, président du Comité des écrivains en prison de PEN International, organisme qui défend les écrivains victimes de persécutions, “l’affaire Rushdie a créé un frein mental” pour parler de l’islam.
“Quelle sorte d’éditeur publierait +Les versets sataniques” aujourd’hui? On trouverait peut-être des éditeurs voulant délibérément provoquer une réaction des musulmans mais certains éditeurs traditionnels seraient réticents compte tenu de ce que nous savons”, estime Salil Tripathi.
Il ajoute: “Si vous aviez posé cette question au cours des 30 années qui ont précédé la publication des +Versets sataniques+, la réponse aurait été bien sûr que n’importe quel éditeur le publierait”.
– Hommage à Conrad et Tchékhov –
Mais la fatwa a contraint Salman Rushdie à vivre caché durant treize ans (de 1989 à 2002).
L’écrivain aux yeux plissés derrière ses fines lunettes cerclées de fer, le bouc devenu blanc et le front haut, a raconté ses années de cavale dans “Joseph Anton” (Joseph comme hommage à Conrad et Anton à Tchékhov, deux de ses écrivains préférés), son pseudonyme durant sa vie en clandestinité.
Publié en 2012, ce livre (au total Rushdie en a écrit 18, dont 13 romans) est sans aucun doute le plus bouleversant. L’écrivain raconte, en se mettant en scène à la troisième personne, sa vie de proscrit.
Celui qui se définit comme un “athée, mais fasciné par les dieux et prophètes” doit changer de planque chaque semaine. Il est obligé de se grimer. Voir son fils Zafar (né en 1979) relève du parcours du combattant…
Joseph Anton n’est pas toujours sympathique. Il est parfois carrément odieux avec ses proches dont ses épouses successives (l’écrivain s’est marié quatre fois au total).
Après le 11 septembre 2001, l’écrivain refuse définitivement de se cacher. Interrogé à l’automne 2018, en France, pour savoir s’il regrettait d’avoir écrit “Les versets sataniques”, l’écrivain sourit et, en français, glisse : “Je suis comme Edith Piaf, +Je ne regrette rien+”.