Le numéro 131 de la revue Licorne dirigée par Stéphane Bikialo place la révolution comme dénominateur d’un corpus littéraire. Écho percutant à l’actualité.Un cuir épais sur les épaules. Coiffure de broussailles. Et une barbe de trois jours. Sa dégaine rimbaldienne cultive un brin de désinvolture. Stéphane Bikialo détonne avec l’image que l’on se fait des profs de fac. Le directeur de la publication de la revue La Licorne vient de coordonner un numéro spécial : « Écrire la révolution » (Presses universitaires de Rennes). Quand l’actu chaude floquée « gilets jaunes » parle de manifestations, révoltes et contestations, le professeur de l’université a l’horloge réglée sur la temporalité des auteurs, plus ample. La Licorne nous livre un écrin littéraire qui « casse les cadres normatifs ». En plein dans l’air du temps.
Le retour au galop de la révolutionDe l’action à la fiction. Ou inversement. Le corpus de textes réunis dans ce volume s’articule autour du travail inspiré d’une thèse (1) de Julien Jeusette, docteur à l’université Paris Diderot et pose un constat : « Un temps oubliée, la révolution est aujourd’hui à nouveau un problème politique clé. » Plus visionnaire, la littérature. « De 1980 à 2000, les auteurs ne font pas grand-chose du cas révolutionnaire », estime Stéphane Bikialo entre deux gorgées de noir serré. Puis les années 2010 ont soudainement charrié leur climat de plus en plus rebelle. Occupy Wall Street, Les Indignés, le Printemps Arabe, Nuit debout. Et désormais, les Gilets jaunes. Les médias, perdus dans l’immédiateté, décrivent des « émeutes ». « La littérature va bien au-delà, en multipliant les voix notamment, estime le professeur. Et se veut finalement plus juste dans son rapport au temps. »
“ Une mémoire pour changer de cadre de pensée ”« Notre société porte en elle le spectre de la Révolution française, poursuit-il, jusqu’à former un imaginaire qui hante notre culture en permanence. Nos rues sont frappées de noms révolutionnaires – le quartier Saint-Eloi en est rempli par exemple. Le mot révolution est si intégré à notre vocabulaire que son emploi perd peu à peu du sens, au profit de l’idée de changement : on parle de « révolution numérique » et Emmanuel Macron n’hésite pas à titrer son livre de campagne de la sorte. »
Marqueur d’identité de la gauloiserie ambiante, la révolution subit un phénomène de « patrimonialisation ». « Depuis les années 1970 et le TINA (2) de Margaret Thatcher, on a pu avoir l’impression que le sentiment de révolte, dans la société comme en littérature, avait été étouffé par un monde arrivé au bout de sa course inventive : le capitalisme s’est imposé comme l’ordre idéologique naturel du monde occidental. » La mode est au relativisme et les esprits au cynisme. En vingt ans, la société fait le constat au bout du compte de « l’inévitabilité du libéralisme ». Comme résignée.
“ Pas la guerre ni le sang ”« Des auteurs comme Houellebecq ont pu nous conduire dans cette voie », redouble d’explication Stéphane Bikialo. Les romanciers modernes ont dépeint des luttes vaines où la pensée de la révolution n’est plus qu’une bouée de sauvetage d’une existence prisonnière d’une toile d’araignée. Là où la moindre tentative d’évasion est un pas de plus vers sa propre perte. Des romans aux airs (seulement) de réel. Qui ont acté bien trop vite la fin de la contestation à la française et sa nature revêche.
« Le problème de notre époque est qu’elle connaît bien trop peu son passé, analyse Stéphane Bikialo. La révolution a eu lieu, certes. Elle doit être un point d’appui pour penser le présent et non une valeur refuge. »Une mise en garde que beaucoup d’écrivains s’attardent à décrire dans les ouvrages présentés dans la revue. La révolution, bien loin d’être perçue comme une identité, est « une mémoire, servant à penser, voire à changer le présent et dans l’enthousiasme de ce changement de cadre de pensée, de relation au monde et aux autres ». Une révolution des petits pas ? « C’est un peu ça. C’est ce que nous faisons au quotidien. C’est une force motrice, ce qui inspire. Les gens ressentent cette époque de grands changements et les romans fourmillent de ces réflexions comme dans Des châteaux qui brûlent d’Arno Bertina (3) : c’est cette scène de liesse en pleine action des grévistes. » Induit par l’un des personnages principaux, le propos donne à réfléchir sur le quotidien de ces derniers mois : « La définition [de la révolution], ce n’est pas la guerre ni le sang versé, c’est la transformation de la société par elle-même. » Et le professeur de ponctuer, sirotant les dernières traces du marc de café : « La littérature est avant tout un remède à la résignation. »
(1) « Un portrait sur le mouvement, la mobilité et le nomadisme en tant qu’imaginaires politiques de gauche. » (2) Acronyme anglais de la doctrine libérale la Première ministre britannique : « Il n’y a pas d’alternative ». (3) Arno Bertina sera présent au festival littéraire Bruits de langues à Poitiers le mardi 5 février 2019 à 15 h.