Fabien Benoit 29/08/2019
Dans Ghost Work (Houghton Mifflin Harcourt, 2019), ouvrage co-écrit avec l’ingénieur Siddarth Suri, l’anthropologue américaine Mary L. Gray enquête sur les petites mains du numérique qui permettent aux algorithmes d’intelligence artificielle et autres applications de fonctionner. Cette nouvelle classe de travailleurs précaires préfigure, selon la chercheuse, l’avenir de l’emploi, à rebours de l’idée d’un futur intégralement automatisé.
Depuis la publication du l’ouvrage précurseur de Trebor Scholz sur le digital labor en 2012, la recherche fait son chemin sur les nouvelles formes de travail liées au numérique et transformées par son développement. En France, c’est le sociologue Antonio A. Casilli qui a récemment livré son regard sur le sujet avec En attendant les robots (Seuil, 2019), où il analyse l’essor et les ressorts du micro-travail, ces innombrables tâches qui servent à faire fonctionner les intelligences artificielles, démontrant au passage que les IA ne sont pas si intelligentes qu’on le prétend souvent.
Avec leur livre, les Américains Mary L. Gray et Siddarth Suri apportent à leur tour leur pierre à l’édifice, dans une veine proche de celle de Casilli. Adossé à un travail d’enquête de cinq ans, l’anthropologue et l’ingénieur, tous deux collaborateurs de Microsoft, précisons-le, croisent leurs grilles de lecture pour comprendre et circonscrire ce qu’ils qualifient de travail invisible (ghost work). Un marché qui concernerait aujourd’hui 20 millions d’Américains mais pourrait rapidement prendre de plus grandes proportions au point de devenir, selon eux, le modèle du travail du futur. Car là se situe la grande idée-force à retenir de l’ouvrage de Mary L. Gray et Siddarth Suri : l’avènement de l’intelligence artificielle ne précipitera pas la disparition de l’emploi mais, au contraire, ne cessera d’en générer de nouveaux, ressemblant plus ou moins au travail invisible décrit par les deux chercheurs. Un futur « semi-automatisé », selon leur expression.
U&R : Comment définir ce « travail invisible » dont vous parlez ? Quelles sont ses frontières ?
Mary L. Gray : L’idée de notre livre est justement de ne plus considérer ce travail invisible comme un travail de niche lié à l’automatisation, mais de voir plus large en comprenant ses ressorts profonds, en l’occurrence l’idée de trouver des travailleurs, de les manager, de leurs attribuer des tâches et de les payer par le biais d’API, ces interfaces de programmation d’applications. L’intérêt de comprendre ce mécanisme, c’est qu’il est aujourd’hui commun à de nombreuses entreprises comme DoorDash, Deliveroo ou Uber quand celles-ci font appel à quelqu’un pour répondre à la demande d’un client ou produire un savoir, quand des gens sont mobilisés par anoter des données, commenter ou modérer des contenus, tagger des images ou faire des traductions. En somme, tout ce travail que nous ne voyons pas et qui s’appuie sur des contrats ponctuels. C’est une approche qui est en train de détruire le travail à temps plein que nous connaissions jusqu’alors. Tous les gens qui pensent que leur travail est protégé, qu’ils ne risquent rien, doivent se demander si ce qu’ils font ne peut pas être soumis à ce type de relations intermédiées par une plateforme en ligne. La plupart des gens que nous avons rencontrés et suivis sont des gens comme vous et moi, ils ont des diplômes, ils ont étudié.
« Ce n’est pas tant leur travail qui est invisible que leurs conditions de travail »
Ce nouveau monde du travail est invisible, caché. Il en est de même des entreprises qui l’organisent comme CrowdFlower, Lead Genius, CloudFactory, Playment ou Clickworker, qui sont autant de sous-traitants de grandes entreprises comme Facebook, Apple, Google ou Uber.
Ces travailleurs ne sont pas visibles. Ils travaillent depuis chez eux ou dans des bureaux partagés. On leur assigne des missions de très courte durée, de quelques mois, quand il ne s’agit pas de quelques minutes seulement. Nous ne savons pas encore comment les appréhender, les suivre. Nous devons nous référer à des rapports d’entreprises et des statistiques vagues. Nous avons du mal à connaître leurs conditions de travail. Mais ce n’est pas tant leur travail qui est invisible que leurs conditions de travail. Les entreprises qui les emploient ne les reconnaissent pas vraiment, ils sont considérés comme à disposition, remplaçables.
Il faut préciser qu’il existe vraiment deux courants dans ce monde du travail invisible. Le premier, c’est celui qui entraîne les systèmes d’intelligence artificielle, qui travaille à rendre les données collectées utilisables et utiles. Et nous avons toujours besoin d’humains pour faire ce travail. Le second courant, c’est celui d’entreprises qui travaillent pour d’autres entreprises, où des humains sont dans la boucle pour valider des choses, comme une demande de chauffeur Uber. Les entreprises qui distribuent ce travail-là sont dans l’ombre car ce sont des sous-traitants. Les consommateurs et les journalistes ne leur prêtent pas attention. Elles ne sont pas vraiment invisibles, mais nous ne les regardons pas parce que nous ne pensons pas qu’elles impliquent des travailleurs, comme nous ne pensons pas nécessairement aux gens qui retraitent nos déchets quand nous sortons notre poubelle. Ces entreprises, comme Cognizant, qui modère les contenus publiés sur Facebook, sont celles qui fournissent le travail temporaire pour l’industrie numérique, ce sont les « Kelly girls »du XXIe siècle (Mary L. Gray fait ici référence à l’entreprise américaine Kelly Services, fondée en 1946, pionnière de l’intérim, qui fournissait des travailleurs temporaires – essentiellement des femmes – pour des tâches de secrétariat, de comptabilité ou de ressources humaines, ndlr). Personne n’a encore porté suffisamment attention à ce monde de la sous-traitance, du travail à la tâche, où les réglementations manquent et où les conditions de travail sont souvent terribles.
Dans votre livre, vous battez en brèche l’idée d’un futur dans lequel le travail serait totalement automatisé. Vous parlez du « paradoxe du dernier kilomètre de l’automatisation ». Que voulez-vous dire par là ?
Pour chaque avancée que nous faisons vers l’automatisation, chaque progrès que nous réalisons en matière d’intelligence artificielle, nous allons avoir besoin d’une nouvelle dose d’intelligence humaine. Les robots ne vont pas remplacer le travail humain, mais le reconfigurer. De manière croissante, nous allons nous demander quelles tâches, dans notre travail, peuvent être subdivisées en de plus petits projets à automatiser. Prenons le cas d’un juriste : son travail consiste en grande partie à analyser des textes de lois, de la jurisprudence. Il y a beaucoup de routine et de répétition là-dedans. Et partout où il y a des tâches répétitives, il y a de la place pour l’automatisation. En revanche, pour tout ce qui nécessite de la délibération, de la créativité humaine, nous aurons toujours besoin d’être humains pour prendre des décisions.
« Il faut se demander quel monde du travail nous voulons et cette question ne sera pas réglée par le marché ou la technologie. C’est une question sociale et politique. »
Comment qualifieriez-vous notre rapport à l’intelligence artificielle ? Quel regard portez-vous sur le discours consistant à dire que l’IA va « tout changer » ?
Il y un enthousiasme énorme et un peu démesuré face à l’IA. On pense pouvoir tout résoudre par quelques lignes de code. Nous croyons que la science et la technologie vont changer le monde pour le meilleur. Je pense que tout cela nous distrait, nous empêche de voir quels sont les besoins des gens, au-delà de la technologie. Seule, la technologie ne rendra pas le monde meilleur. Nous devons nous poser une question sociale, savoir quel monde nous voulons alors que la technologie se développe. C’est justement pour cela que je me dis que ce monde du travail à la demande ne doit pas être un monde invisible. Il faut se demander quel monde du travail nous voulons et cette question ne sera pas réglée par le marché ou la technologie. C’est une question sociale et politique.
Aujourd’hui, quelles sont les conditions de travail des ghost workers dont vous parlez ? Vous racontez dans votre livre qu’on leur dénie même parfois le droit d’avoir un prénom et un nom, qu’ils sont simplement désignés par des identifiants, une série de chiffres et de lettres…
Je pense que la réalité est très dure, elle confine parfois au cauchemar. Chaque expérience est différente mais elles se rejoignent dans le fait que les travailleurs sont isolés, n’ont pas de collègues, pas ou peu de relations avec leurs employeurs et n’ont aucune sécurité, à tous points de vue. Par exemple, les travailleurs qui, parfois, ne sont même pas payés, ne peuvent exercer aucun recours.
Dans la conclusion de votre ouvrage, vous formulez une série de recommandations. Lesquelles doit-on retenir ? Vous évoquez notamment un filet de sécurité d’un nouveau type, un code de bonne conduite pour les employeurs, la syndicalisation de ces travailleurs numériques…
Si nous acceptons l’idée que le futur s’écrira à l’heure du travail à la demande, de cette sous-traitance, de contrats multiples venant le part de différents employeurs, et non plus d’un temps plein dans une seule entreprise, nous devons repenser la protection des travailleurs. Nous devons rompre avec l’idée du plein emploi et créer des programmes sociaux qui s’adressent à tous les personnes qui contribuent directement ou indirectement à l’activité économique. Cela induit l’idée d’une formation continue pour tous les travailleurs adultes, d’une couverture santé pour tous, et des bénéfices d’un revenu universel pour ne pas être dépendant de ses employeurs comme unique source de revenu. Qui doit payer pour ça ? Les entreprises qui tirent de la valeur de leurs travailleurs contractuels, mais aussi les citoyens et les gouvernements qui bénéficient des services et des bien communs créés. Tous ceux qui tirent de la valeur de ces communs doivent participer. Il ne s’agit pas de payer pour faire travailler quelqu’un en particulier mais pour avoir accès à la collectivité des travailleurs. Nous devons évoluer et valoriser notre potentiel collectif plutôt que de laisser des acteurs privés décider de qui a de la valeur à titre individuel.
« Nous devons savoir qui touche aux données, d’où elles viennent, par où elles sont passées, qui rend possible les services que nous utilisons »
Mais la première chose dont nous avons besoin aujourd’hui c’est de responsabilité, de rendre les travailleurs invisibles visibles. Nous devons savoir qui touche aux données, d’où elles viennent, par où elles sont passées, qui rend possible les services que nous utilisons. Ça a déjà été le cas avec l’alimentation, le textile, et il doit en être de même pour l’intelligence artificielle et ses applications. Et historiquement, nous savons que les organisations qui permettent de faire avancer et d’améliorer les conditions des travailleurs, ce sont les syndicats et les associations qui défendent les droits des travailleurs. Donc nous en passerons par là.
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Image à la une : Mary L. Gray / © Microsoft, the AI blog
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