Hubert Prolongeau 11/07/2019
En retraduisant toutes ses nouvelles et en les republiant dans leur ordre d’écriture, les éditions Phébus permettent de jeter un œil neuf sur des histoires devenues, pour nombre d’entre elles, légendaires.
1. Parce qu’il faut oublier un peu Baudelaire…
« Il y a, dans l’histoire littéraire, de vraies damnations, des hommes qui portent le mot guignon écrit en caractères mystérieux dans les plis sinueux de leur front. L’Ange aveugle de l’expiation s’est emparé d’eux et les fouette à tour de bras. Lamentable tragédie que la vie d’Edgar Poe ! Je le dis sans honte, parce que je sens que cela part d’un profond sentiment de pitié et de tendresse, Edgar Poe, ivrogne, pauvre, persécuté, paria, me plaît plus que calme et vertueux. » Jusqu’à quel point Charles Baudelaire, qui fit connaitre en France Edgar Allan Poe (1809-1849), s’identifia-t-il à lui et força-t-il le trait pour en faire le poète maudit dont la légende s’est ensuite emparée ?
Dans une éclairante préface, Thierry Gillybœuf et Christian Garcin, traducteurs de cette nouvelle édition des Contes,mettent en doute beaucoup des traits qui ont accompagné le poète américain : il n’aurait jamais consommé d’opium et n’aurait pas été alcoolique mais, extrêmement sensible au peu qu’il buvait, il perdait conscience presque à chaque fois qu’il consommait ne fut-ce qu’un peu – là où d’autres tenaient solidement le choc. Cette consommation modérée, mais très marquante, lui aurait d’ailleurs causé surtout de l’abattement, et non pas cette merveilleuse inspiration vantée par l’auteur des Paradis artificiels.
Seulement voilà, la gloire de Baudelaire et de ses traductions (elles figurent même dans certaines éditions de ses œuvres complètes….) a figé l’image de Poe. Stéphane Mallarmé, autre grand admirateur, traducteur pour sa part de beaucoup de poèmes de Poe, dont le célèbre Corbeau, a lui aussi ajouté sa pierre à l’élaboration de la légende d’un auteur solitaire et incompris, image à laquelle, à son tour, sans doute, lui aussi s’identifiait.
2. Parce que toute nouvelle traduction corrige les erreurs de l’ancienne
A ce dépoussiérage de la biographie correspond un dépoussiérage de l’œuvre. Pourquoi retraduire Poe ? D’abord parce que Baudelaire a commis quelques erreurs : yeux « limpides » au lieu d’être « vitreux » dans Morella ; « obstination »devenue « perversité » dans Ligeia ; « habits » qui devient un très littéral « costume » dans William Wilson au lieu de désigner son « comportement ». D’autres fois, ce sont des expressions rendues obscures, le soleil devenant « seigneur médiatisé », ou un petit médecin, un « homme médical »… Le mieux pour en juger est de comparer deux passages, pris au début de la célèbre Chute de la Maison Usher :
- « Pendant toute la journée d’automne, journée fuligineuse, sombre et muette, où les nuages pesaient lourd et bas dans le ciel, j’avais traversé seul et à cheval une étendue de pays singulièrement lugubre, et enfin, comme les ombres du soir approchaient, je me trouvai en vue de la mélancolique Maison Usher. Je ne sais comment cela se fit, mais, au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme. Je dis insupportable, car cette tristesse n’était nullement tempérée par une parcelle de ce sentiment dont l’essence poétique fait presque une volupté, et dont l’âme est généralement saisie en face des images naturelles les plus sombres de la désolation et de la terreur. » (Traduction de Baudelaire).
- « Pendant toute une journée morne, sombre et muette d’automne, alors que les nuages oppressants étaient bien bas dans les cieux, j’avais traversé seul, à cheval, une contrée singulièrement sinistre, et j’avais fini par me retrouver, alors que les ombres du soir gagnaient du terrain, en vue de la mélancolique Maison Usher. J’ignore comment cela fut possible, mais au premier regard que je jetai sur le bâtiment, une tristesse insupportable envahit mon esprit. Je dis bien insupportable, car elle ne se trouvait pas atténuée par le sentiment plus ou moins agréable, d’ordre poétique, avec lequel l’âme accueille d’ordinaire les images naturelles les plus sévères de la désolation ou de la terreur. » (Traduction de Christian Garcin et Thierry Gillybœuf).
3. Parce que cette édition rétablit la chronologie d’écriture des nouvelles
On l’oublie aussi trop souvent tant les recueils sont devenus fameux, mais c’est Baudelaire lui-même qui décida de la division des contes en trois volumes : Histoires extraordinaires, Nouvelles Histoires extraordinaires et Histoires grotesques et sérieuses. Cette division ainsi que le regroupement thématique qui y avait préludé avaient fait classer Poe (surtout les Histoires extraordinaires, de loin le plus célèbre des trois recueils) dans un registre très macabre, qui en faisait le continuateur des romans gothiques anglais ou des fantastiques allemands comme E.T.A. Hoffmann.
Lues dans leur ordre d’écriture, ces nouvelles nuancent beaucoup cette impression, et laissent la place non seulement à l’émergence du roman policier qu’amène avec lui le chevalier Dupin, mais aussi à un sens du comique grinçant que l’on retrouvera dans les années 1960 dans les adaptations filmées qu’en fit le cinéaste américain Roger Corman – en particulier son très sarcastique L’Emmuré vivant.
Nouvelles intégrales, d’Edgar Allan Poe, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Thierry Gillybeuf et Christian Garcin, éd. Phebus, env. 400 p., 26 à 27 € chaque volume (deux sont déjà parus, un troisième et dernier sortira le 17 octobre 2019).