Par Frédérique Roussel— 7 juin 2019
Une armée d’invisibles œuvre depuis des siècles pour notre seul plaisir de lecture. Sans elle, sans tous ses fantassins appliqués à la tâche de transmutation des langues, le monde serait moins riche. «Le traducteur est le dernier, le véritable chevalier errant de la littérature», ont écrit les Italiens Carlo Fruttero et Franco Lucentini. Cette métaphore avait été reprise en 2003 par un groupe de protestataires italiens dans une Lettre ouverte des chevaliers errants à la presse pour s’insurger contre les médias qui recensent des livres sans jamais mentionner le nom du traducteur (1). «Comme si souvent en histoire de la traduction, le chercheur se trouve confronté à une difficulté majeure, due à l’invisibilité historique du traducteur qui rend difficile sinon vaine, toute tentative de dresser son portrait», peut-on lire dans l’Histoire des traductions en langue française, paru chez Verdier, et qui aura désormais pour petit nom de référence HTLF. Cette phrase se trouve dans le chapitre sur les «Traducteurs et traductrices», une des trente entrées de l’ouvrage de près de 2 000 pages consacré au XXe siècle, quatrième et dernier volet d’un projet pharaonique qui a rassemblé, lui, une armée de 170 contributeurs.
«Il y avait un manque, il n’existait aucune vue d’ensemble, explique Yves Chevrel, professeur émérite de littérature comparée à l’université Paris-Sorbonne, un des trois coordonnateurs de cette Histoire. A l’étranger, cela existe : en Espagne depuis 2004 et outre-Manche en projet de cinq volumes (The Oxford History of Literary Translation in English), mais le dernier n’est pas encore achevé.» L’entreprise française se veut plus large que ses consœurs espagnole et britannique : elle prend en compte les autres espaces, francophones (Belgique, Suisse et Québec, d’où le «langue française» du titre) et traite de domaines comme le cinéma, la chanson, la bande dessinée, les livrets d’opéra, mais aussi des sciences et techniques, de la psychanalyse, de la religion, en terminant sur le féminisme et les études de genre. Elle considère la traduction comme s’insérant dans un contexte géopolitique, social, juridique, économique.
Bouquet final
Le premier acte de cette aventure parvenue aujourd’hui à bon port au complet, est un échange d’idées entre Jean-Yves Masson, professeur de littérature générale et comparée à la Sorbonne et Yves Chevrel ; il le date de 2002. Dix-sept ans plus tard, le quartet est formé avec les XVe et XVIesiècles (2015), les XVIIe et XVIIIe siècles (2014), le XIXe siècle (2012) et enfin ce XXe siècle. Un vrai bouquet final : «Le XXe siècle est l’âge tant de la traduction que de la retraduction, et il est marqué par une formidable extension dans le temps et dans l’espace des ouvrages – et des domaines – traduits», écrivent Bernard Banoun et Isabelle Poulin, tous deux codirecteurs de l’ouvrage avec Yves Chevrel.
Effectivement, on constate au XXe siècle une augmentation des traductions et du nombre de langues traduites en France, en particulier après 1981 grâce à Jean Gattégno, traducteur, directeur du livre et de la lecture au ministère de la Culture, qui créé les Belles Etrangères et le Grand Prix national de la traduction en 1985. «On estime à peu près équivalent le nombre de titres traduits en français entre l’invention de l’imprimerie et 1980, et la quantité traduite après cette date», dit Yves Chevrel. C’est à partir des années 1930 que s’observe une accélération du «mouvement d’internationalisation de l’édition française», note Gisèle Sapiro dans un premier chapitre passionnant («Les grandes tendances du marché de la traduction»), qui montre notamment le développement des stratégies éditoriales au cours du siècle. Par exemple, comment Gallimard a imposé Faulkner dans le paysage littéraire français. «Une des stratégies pour installer un auteur étranger en France était de le faire préfacer par un écrivain connu.»Malraux fut sollicité pour Sanctuaire traduit par René N. Raimbault et Henri Delgove. Le nombre d’exemplaires vendus en 1938 (3 900) ne découragea pas Gaston Gallimard malgré, selon lui, «l’indifférence du public». D’autant que la traduction par Pierre-François Caillé d’Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell s’écoulait, elle, à 800 000 exemplaires.
Entre 1980 et 2000, l’ensemble des traductions dans le monde augmente de 50 %, de 50 000 à près de 75 000 ouvrages traduits. En France, le nombre annuel de textes traduits double entre 1980 et 2002 : de 5 000 à 10 000 environ. Cette croissance française est due à divers facteurs :«La conjoncture d’intensification des échanges sur le marché mondial de la traduction, l’apparition, dès la fin des années 1970, de nouveaux éditeurs qui attisent la concurrence autour de la littérature étrangère, la mise en place d’une politique d’aide à la traduction, et, à partir des années 1990, la croissance du secteur de la littérature pour la jeunesse.»Le nombre de langues traduites varie de 25 à 42 entre 1997 et 2002. L’anglais reste dominant pour environ les deux tiers, devant l’allemand, l’italien, l’espagnol, le russe, le japonais, l’arabe, l’hébreu, le suédois. «Les genres à plus grande diffusion et à rotation rapide sont surreprésentés parmi les traductions de l’anglais : roman noir, science-fiction, jeunesse», précise Gisèle Sapiro.
Fini les coupes
Le XXe siècle est également celui des «retraductions», chapitre dirigé par Robert Khan, qui détaille les cas des Mille et Une Nuits, de Don Quichotte, d’Eugène Oneguine ou encore de Kafka. D’un point de vue quantitatif : on comptabilise ainsi plus de 170 retraductions en français d’œuvres de Shakespeare entre 1914 et 2000… Et d’un point de vue qualitatif vu les «retraducteurs» : Marguerite Yourcenar, Pierre Leyris, Pierre Klossowski, Jean Starobinski, Philippe Jaccottet, André Markowicz, etc. Une retraduction ne s’avère pas forcément meilleure ni plus respectueuse du texte que la précédente. «En revanche, un élément qui apparaît comme un progrès net est, en particulier à partir de la seconde moitié du XXe siècle, […] que les interventions massives sur la forme des œuvres ont tendance à disparaître.» Autrement dit, finies les coupes sombres pour sabrer les longueurs.
«Salaires de misère»
Revenons-en à l’artisan, au traducteur. Il a gagné une importance croissante, selon l’article coordonné par Françoise Wuilmart. «C’est ainsi que le processus de professionnalisation entamé au XIXe siècle aboutit au XXe siècle à la reconnaissance du métier par les diverses instances du marché du livre, à l’émergence d’associations de défense des droits, à un code d’usages qui s’impose progressivement, et au besoin avéré d’une formation spécifique.» La proportion d’adhérents de l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) tirant l’essentiel de leurs revenus de la traduction littéraire passe de 29 % en 1983 à 52 % en 2008. Représentations, prix, formations, en dépit de l’évolution, «la situation financière des traducteurs, déjà précaire, inspirera au début du XXIe siècle de sérieuses inquiétudes». Dans son rapport pour le CNL (1), Pierre Assouline parlait en 2011 de «paupérisation de la profession». Lors de la toute récente remise du Grand Prix de traduction SGDL-ministère de la Culture, la lauréate Anne Colin du Terrail, traductrice de finnois (notamment d’Arto Paasilinna) et d’anglais, disait dans son discours : «Et j’ai une pensée pour tous les traducteurs, et ils sont nombreux, qui, loin des feux des projecteurs, triment dans l’ombre pour des salaires de misère.» Lumière sur la traduction et ombres encore portées sur les traducteurs.
(1) «La Condition du traducteur», rapport de Pierre Assouline, 2011.