Cloé, traductrice en ligne : « Je suis passée de très pauvre à plutôt riche »

Cloé, 25 ans, est en concurrence avec des travailleurs du monde entier : elle offre ses services de traduction français-anglais sur une plateforme pour free-lances. Un boulot qu’elle adore.

Par Emilie Brouze – Publié le 01 mai 2016

Quand elle patiente devant son ordinateur pour un rendez-vous Skype avec un client, Cloé gribouille une page d’un carnet posé à côté de son clavier. On discerne pêle-mêle un canard, un poney, de grands yeux et un visage de lutin aux oreilles pointues.

A sa gauche, un tas de feuilles volantes menace sérieusement de s’effondrer.

Son poste de travail ressemble en fait à un jeu de détective en ligne consistant à retrouver des objets planqués dans un décor : à première vue, un cendrier, une carte d’identité, un chat en bois, une tasse vide et le petit camion en plastique de son fils.

Ultra-flexibilité

La jeune femme et son compagnon, informaticien, travaillent sur un grand bureau dans le salon de leur trois-pièces, à côté de Rouen (Seine-Maritime). Un salon-bureau qui se transforme en salle de jeux après 16 heures, quand leur garçon rentre de l’école.Fête du travailA l’occasion de la Fête du Travail, nous republions une série de portraits de métiers créés ou transformés par la révolution numérique. Tous sont tirés de notre rubrique « travail au corps » : si vous souhaitez y participer, écrivez-nous (contact@rue89.com). Rue89

Depuis un an et demi, Cloé Dauplais, 25 ans, offre ses services de traduction, correction, sous-titrage et transcription sur Elance, une plateforme pour free-lances. Avec son compte premium, elle peut candidater à 60 annonces par mois (pour 15 dollars, soit 13 euros). Fille d’expatriés, la traductrice a vécu enfant six ans en Namibie et parle aussi bien l’anglais que le français.

Sur Elance, des milliers d’indépendants de toutes nationalités, en concurrence entre eux, postulent à des offres de (micro-)boulots.

Clients et indépendants, devant leur ordinateur, signent des contrats, s’entendent sur la date et les modalités de livraison puis touchent des dollars sur leur compte PayPal, une fois la commande rendue.

Du travail mondialisé, morcelé et ultra-flexible.

289 boulots

Les profils des indépendants ressemblent sur Elance à des pages de comparateurs de restos ou de chambres d’hôtel : pour chaque collaboration, le client peut décerner jusqu’à cinq étoiles sur six critères différents (« coût », « délai de livraison », « qualité » ou « professionnalisme »).

La réussite sur Elance repose sur une chose, assure la traductrice : la réputation. Ce sont les avis élogieux publiés sur sa page qui lui ont permis de « décoller ».

Cloé Dauplais pointe du doigt le côté droit de l’écran où s’affichent les statistiques de l’année écoulée : en ce début juin, elle cumule 289 jobs pour 51 clients, principalement situés aux Etats-Unis mais aussi en Suisse, au Japon, en Australie ou au Canada.

Sur ce que lui verse un client, il faut soustraire la commission que prend Elance (8,75%), mais aussi celle de PayPal (pour la conversion dollar-euro ou le transfert d’argent). Autoentrepreneure, elle verse ensuite à l’Etat une partie quand elle déclare ses revenus, une fois par trimestre :

« Sur les 40 euros de l’heure que je facture, il ne reste plus grand-chose mais c’est quand même beaucoup mieux que quand j’étais au chômage. »

Pour son activité sur Elance, Cloé Dauplais touche au grand minimum 1 000 euros net par mois. La traductrice a une mutuelle, mais ne cotise pas encore pour la retraite.

« Réussir sans diplômes »

Avec pour seul diplôme le bac, son job lui a permis de sortir de la précarité – elle touche encore le RSA couple. « Je suis passée de très pauvre à plutôt riche. J’arrive à économiser de l’argent. »

Cloé Dauplais adore son travail :

« Sur Elance, il est possible de réussir sans diplôme, sans expérience, alors qu’en France, pour tout type d’emploi, il est indispensable d’avoir de l’expérience (professionnelle) et pour la plupart, minimum bac +2. Donc c’est vraiment une chance pour quelqu’un qui a des compétences mais aucune de ces deux choses. »

Travail au corps

  • Quand vous devez expliquer votre travail à vos amis ou votre famille, vous dites quoi  ?

Je traduis tous types de documents, de l’anglais au français ou du français à l’anglais. Je traduis à peu près 500 mots par heure dans les deux sens.

J’ai travaillé dans énormément de domaines. Comme tout m’intéresse, je n’ai pas envie de me spécialiser pour l’instant. Récemment, j’ai collaboré avec Johnson’amp;Johnson, une entreprise pharmaceutique : ils ont sorti une nouvelle marque de lentilles et j’ai corrigé le français de tout le matériel marketing, que ce soit la description du produit, comment l’utiliser ou comment l’adapter aux clients sur le marché.

J’ai traduit une quinzaine de livres jeunesse (ce que je préfère avec les jeux vidéo), un dessin animé… Je travaille aussi avec une agence de sous-titrage : j’ai par exemple traduit tous les discours de la présidente d’IBM depuis le début de l’année. Après, je peux aussi m’occuper de traduire des business-plans, des CV, des lettres de vente…

Il y a des périodes où il y a beaucoup de travail, des périodes où il n’y a rien. Avant-hier, par exemple, j’ai signé quatre contrats d’un coup – c’est souvent comme ça.

  • OK, et comment on dit cela dans le jargon de votre secteur  ?

On dit qu’il s’agit d’adapter un texte vers une langue, pas de façon littérale mais de manière à répondre à la culture des personnes ciblées.

  • Quand est né votre métier ?

Il existe depuis des siècles et des siècles.

  • Vous produisez quoi, en fait, pour le bien de l’humanité  ?

Ça dépend de ce que je traduis. Quand je travaille pour une ONG, je me dis que je fais une bonne action, même si je suis rémunérée. Quand je travaille dans le secteur médical, je me dis que je permets au marché français d’accéder à des choses qui sont bonnes pour la santé. Et puis à chaque fois que je travaille pour quelqu’un, j’ai l’impression de l’aider, C’est déjà une bonne action. On permet à tous les francophones et anglophones d’avoir accès à du contenu qu’ils n’auraient pas si les traducteurs n’étaient pas là.

  • Quand avez-vous eu envie de faire cela  ? Vous vous imaginiez faire cela étant gamin(e)  ?

Gamine, non. Après le bac, mes parents voulaient absolument que je continue mes études mais j’ai toujours détesté l’école.

Après l’été 2009, je suis partie en voyage humanitaire avec des amis en Guinée. Là-bas, je donnais des cours d’anglais à des jeunes étudiants. Quand je suis rentrée, je me suis dit que je voulais être prof d’anglais. Je me suis inscrite à la fac.

Mais après avoir accouché, je ne me voyais pas reprendre à la rentrée. Et puis j’avais envie de travailler. J’ai cherché des petits boulots quand j’étais au chômage et je ne trouvais pas. C’est pour cela que j’ai commencé le bénévolat et ça m’a plu. Après avoir travaillé pour les ONG, j’ai eu envie de devenir traductrice professionnelle…

J’ai commencé par traduire des jeux vidéo sur un forum spécialisé. Puis j’ai été contactée par quelqu’un qui faisait des BD animées… On a fait deux saisons, ça a bien marché, tellement bien que ça a donné lieu à un projet de jeu vidéo, sorti en 2014. J’étais payée à la commission… je n’ai pratiquement rien touché, le jeu n’a pas marché.

Je n’ai jamais eu envie de travailler en bureau : je ne suis pas quelqu’un de très sociable. Je ne me sens pas toute seule pour autant chez moi. Je vais tous les jours sur LinkedIn – je suis inscrite à des groupes de traduction, de personnes bilingues, de travailleurs Elance. Ce sont un peu comme des collègues, des collègues virtuels.

  • Il a fallu se battre pour y arriver  ?

Sur Elance, oui. C’est assez difficile de commencer sur cette plateforme. Il ne faut pas lâcher l’affaire. J’ai débuté en février 2014 et j’ai décroché mon premier boulot en avril, un tout petit boulot payé 50 euros. En septembre, j’ai eu mon premier gros contrat qui a conduit au premier feedback. A partir de là, j’ai décollé. J’ai fait mon premier mois à 1 000 euros en décembre.

Souvent, sur Elance, les free-lances débutent avec des tarifs assez bas pour donner envie d’être embauchés. Une fois qu’on a un premier avis positif, on peut augmenter nos prix.

Au début, je m’étais renseignée sur les tarifs auprès d’autres traducteurs. Ils disaient que 12 cents de dollars le mot, c’était le tarif international. Moi je me suis mise à 3 cents par mot, ce qui était déjà pas mal. Certains sont à 1 cent : beaucoup de Pakistanais, par exemple, ont des tarifs bas…

Je suis passée à 5 cents en octobre (j’avais tellement de demandes…), 6 cents en décembre, 8 en janvier. Et 10 il y a un mois.

Quand je pose des candidatures aujourd’hui, je cible les boulots où les clients ne sont pas intéressés par un prix bas mais la qualité. Si un client propose 25 dollars (environ 23 euros) pour 10 000 mots, je ne le fais pas.

Mais ça me dégoûte un peu quand je vois qu’il y a un travail qui m’intéresse vraiment et que quelqu’un l’a décroché pour un prix dérisoire.

  • Qu’y a-t-il de plus intéressant dans votre travail  ? De plus pénible  ?

Le plus pénible, c’est d’attendre d’avoir du travail, quand on pose des candidatures et qu’on n’a pas de réponses. C’est un peu stressant parce qu’on se dit : est-ce que c’est fini pour moi ? L’autre chose pénible, c’est quand on a des clients qui discutent les prix et qu’il faut les convaincre tout en essayant de conserver un salaire raisonnable.

Le plus agréable, c’est d’avoir des recommandations par bouche à oreille… La seule que j’ai eue, c’est par l’agence suisse de Johnson’amp;Johnson. Je m’entends très bien avec le client, qui m’a recommandée à l’agence autrichienne. J’ai donc été embauchée directement, sans difficulté sur les prix. Un mois plus tard, il m’a recommandée à un autre… Ça fait extrêmement plaisir d’avoir de la reconnaissance.

  • Quelle est la proportion de tâches à la con ?

Ça rejoint le travail pénible : poser des candidatures, trier les offres intéressantes… Ça me prend, je pense, une heure par semaine.

  • En vous regardant dans la glace, vous vous dites quoi sur votre métier  ?

Que j’ai de la chance de faire un métier qui me plaît et qui me permet de gagner ma vie. Tout le monde n’a pas cette chance-là.

C’est un travail qui me passionne vraiment car aucun boulot ne ressemble aux autres, on apprend tous les jours dans tous les domaines. Si Elance disparaît, je ne sais pas ce que je ferai…

  • A quoi ressemble votre poste de travail  ?

C’est le bordel. Comme je n’ai pas beaucoup de temps pour gérer les papiers administratifs, ça s’accumule.

Sur mon bureau, il y a un micro et une caméra : je m’en sers pour les entretiens Skype avec mes clients.

J’utilise très régulièrement Word, Excel et parfois PowerPoint. Pour la transcription, j’ai pas mal de logiciels différents (pour lire la vidéo, la mettre en pause…). J’utilise aussi des dictionnaires en ligne et récemment, j’ai acheté un guide de la traduction, où je trouve des exemples de phrases dans leur contexte.

J’ai un smartphone mais je ne donne pas mon numéro dans le cadre du travail car je n’ai presque que des clients étrangers. Ils ont mon e-mail, mon Skype et on communique sur Elance.

  • Qui est autour de vous ?

Mon conjoint travaille à domicile, son bureau est à côté du mien. Je lui parle de temps en temps, quand j’ai un doute sur une expression ou un mot en informatique. Il fait beaucoup de jeux vidéo et parle à des amis au micro. Du coup, je mets souvent mes écouteurs intra-auriculaires pour me couper du monde.

Le matin, j’emmène mon fils à l’école à 9 heures et en général je rentre et je me mets directement au travail. Le midi, il mange à la cantine. Comme je ne mange pas, je continue jusqu’à 16 heures sans m’arrêter. Si j’ai beaucoup de boulot, je bosse quand mon fils revient. C’est assez difficile de travailler quand il est là, donc je bosse souvent la nuit. Je suis une couche-tard : je m’endors vers 3 heures.

L’idéal, ça serait d’avoir une pièce isolée. On aimerait bien changer de logement mais c’est un peu compliqué : pour avoir un appartement, il faut aujourd’hui un CDI…

  • Avez-vous peur d’être un jour remplacée par un robot ?

C’est une question qui se pose dans le domaine de la traduction. On en parlait d’ailleurs sur LinkedIn, cette semaine. Perso, je ne flippe pas pour l’instant : un robot n’a pas de sentiments donc il y a des choses qu’il ne peut pas traduire correctement.

  • Est-ce que vous êtes fliquée par vos clients ?

J’ai des délais à respecter mais j’organise mon temps comme je veux. Je n’ai pas à dire ce que je fais ou pas.

Quand je suis payée à l’heure et non à la tâche, je préfère remplir moi-même mon temps de travail. J’utilise rarement le tracker d’Elance, qui calcule automatiquement le nombre d’heures travaillées. Pour l’instant, aucun client ne me l’a imposé.

Depuis un mois, j’utilise Rescue Time, un logiciel qui calcule ma productivité en fonction des sites ou logiciels utilisés. J’en ai entendu parler sur un blog et je voulais le tester : ça m’intéresse de savoir quel pourcentage de temps je consacre au travail.

  • Quels sont les gestes répétitifs que vous faites  ?

Taper au clavier. Je suis toujours devant l’écran, à part quand je regarde le dictionnaire papier, ce qui est rare.

Pratiquement tout ce que je traduis se trouve sur Internet. Quand je fais de la traduction technique, je regarde beaucoup Google parce que le client veut que ma traduction soit bien référencée sur le moteur de recherche, même si ça ne correspond pas exactement à la traduction littérale.

Par exemple, la semaine dernière, j’ai traduit la description d’une agence qui fait des publicités dans des magazines de voitures de courses. J’ai travaillé du français à l’anglais. Pour traduire « magazine circuits automobile », j’ai écrit « race motors magazine ». Car si vous regardez sur Google, vous ne trouverez rien qui correspond à « race circuit ».

  • Votre dernier e-mail pro ?

C’était ce matin, pour dire à une agence de sous-titrage que j’avais fini mon travail. Une fois la vidéo traduite, je l’envoie directement sur leur plateforme et je les préviens.

Je reçois généralement entre trois et quatre messages par jour sur ma messagerie Elance. Grosso-modo, j’envoie cinq e-mails pro par jour : je réponds à ceux que je reçois et je fais parfois des relances (en cas de retard de paiement, par exemple).

Ma page sur Elance est ouverte toute la journée sur mon ordinateur. J’actualise régulièrement pour voir si je n’ai pas un message. Les clients attendent une réponse rapide, dans la journée. Je préfère répondre au maximum dans les trois heures.

  • Quelles sont les mesures mises en place pour la sécurité informatique  ?

Il y a la sécurité des informations confidentielles : quand je traduis des infos très sensibles, comme des business-plans ou tout ce qui touche aux finances, je peux les envoyer sur un PDF protégé par un mot de passe ou en zip.

J’ai souvent des clauses de confidentialité à signer, comme quoi je n’ai pas le droit de révéler les informations contenues dans le travail sous peine de poursuites judiciaires. On trouve généralement ce type de clause sur les contrats standards d’Elance. 

  • Une «  private joke  » dans le métier  ?

On se moque des mauvaises traductions qui donnent lieu à de drôles de situations (comme des expressions anglaises traduites mot à mot).

  • Quand est-ce que vous devez être joignable ?

Je suis joignable à peu près tout le temps. Quand je me couche vers 3 heures du matin, comme les clients sont dans le monde entier, il arrive que certains contactent en pleine nuit. Je réponds même si je ne devrais pas et je leur dis que la prochaine fois, je serai plutôt disponible entre telle heure et telle heure.

  • Quand est-ce que vous décrochez du travail ?

J’ai décidé de ne plus travailler le week-end. Cet été, je vais prendre des vacances, au moins deux semaines, même si je vais sûrement travailler car je suis un peu accro. Et puis c’est aussi à peu près notre seule source de revenus…

D’habitude, quand je pars en vacances, j’ai toujours quelqu’un qui peut me prêter un PC portable. Je ne coupe jamais vraiment totalement.

Article initialement publié le 29/07/2015.

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