Gérard Mordillat 22/03/2019
L’économie joue un rôle clé dans les romans de Gérard Mordillat. Ses personnages sont généralement confrontés à la violence sociale provoquée par la mise en œuvre du libéralisme économique. Mais grâce à la fiction, c’est le fonctionnement général de l’économie qui s’incarne dans des situations concrètes. Et ce sont elles qui permettent de toucher le lecteur. Chez Gérard Mordillat, la fiction est aussi une pédagogie de l’économie. Rencontre avec un auteur chaleureux et atypique.
Pourquoi l’économie tient-elle tant de place dans votre travail littéraire ?
Le roman est un lieu fondamental pour dire le réel. Nous sommes dans un monde où l’économie joue un rôle déterminant. On peut disserter savamment des grandes questions économiques sous la forme de l’essai. Mais dans un roman, elles s’incarnent. Le salariat, la financiarisation, les délocalisations… y prennent corps. Le lecteur peut s’y affronter avec un autre lui-même, qui lui renvoie ces questions mais avec un visage, des émotions, des enthousiasmes, des peurs, dans ce mouvement torrentiel qu’est le roman. Le sommet indépassable étant pour moi Victor Hugo, qui a suivi cette voie de manière magistrale.
La littérature est une façon de faire de la pédagogie de l’économie ?
Tout à fait. Mais il faut dramatiser le propos et éviter le livre édifiant ou de propagande. La littérature peut aider à comprendre les mouvements profonds de l’économie, mais ça s’arrête au moment de conclure ! Il ne s’agit pas de donner une leçon au lecteur.
Est-ce que vous lisez des livres d’économies ?
Je suis un grand lecteur de Marx, c’est le meilleur sparring-partner intellectuel ! Il a posé toutes les grandes questions de l’histoire : la lutte des classes comme mouvement de l’histoire, la réflexion sur le profit, le travail et la source de la création de richesse, l’armée de réserve, utilisée par les entreprises pour produire ou pour instiller la peur du chômage. Et le roman peut porter ces questions.
Marx a tiré sa réflexion sur le travail des enfants de sa lecture de Charles Dickens
Un érudit britannique a d’ailleurs montré que, dans Le Capital, les références littéraires sont plus fréquentes que celles purement économiques. Marx a écrit que son modèle était La vie et les opinions de Tristram Shandy de Laurence Stern, à l’image duquel il va de digressions en digressions. Son deuxième grand modèle était Les voyages de Gulliver de Jonathan Swift, et sa réflexion sur le travail des enfants venait de sa lecture de Charles Dickens.
Par mon travail, je rends secrètement hommage à ce goût de Marx pour la littérature.
Vous avez d’autres sparing partners en économie ?
Oui, d’autres marxistes ! Je suis un grand admirateur du Droit à la paresse de Paul Lafargue. Il pose une question on ne peut plus actuelle : si les machines libèrent les hommes des tâches asservissantes, que faire du temps libre ? J’ai lu Proudhon mais ça ne m’a pas beaucoup intéressé, je préfère le philosophe allemand anarchiste Max Stirner.
Je suis un grand admirateur du Droit à la paresse de Paul Lafargue, qui pose des questions on ne peut plus actuelles
Chez les contemporains, j’ai beaucoup lu les travaux du Collège des Bernardins sur l’entreprise. J’apprécie également le travail d’Olivier Favereau : je ne vais pas lui reprocher sa bonté même si je pense qu’il ne tient pas assez compte des réalités conflictuelles du monde actuel. Je discute avec Frédéric Lordon, David Graeber.
Quand vous êtes-vous dit que l’économie était une dimension importante ?
Très tôt. Les premiers travaux que j’ai réalisés, il y a très longtemps, concernait les guerres paysannes dans l’Allemagne du XVIe siècle. J’avais lu les travaux d’Engels sur le sujet, et le livre d’Ernst Bloch sur Thomas Münzer, théologien de la Réforme qui a guidé les paysans, a été très important. La célèbre phrase de Münzer, « toutes choses sont communes » a été beaucoup utilisée ; on a même vu quelques manifestations récentes avec des gens derrière ce slogan !
C’était aussi une façon de commencer à réfléchir à la financiarisation. Luther conteste la vente des indulgences et l’accès au paradis au profit d’une Eglise dans laquelle tout est payant : le mariage, les taxes…
Pourquoi vous étiez-vous intéressé à ce sujet ?
C’était un travail réalisé au début des années 1970 pour un film de Roberto Rossellini qui n’a malheureusement jamais abouti. Pour l’anecdote, quelques années après, en 1975, nous nous sommes retrouvés en concurrence pour obtenir un soutien public aux projets que nous menions à l’époque. Rossellini préparait un film sur Marx qu’il n’a pu mener à bien avant sa mort. J’étais lancé dans La Voix de son maître, un film avec Nicolas Philibert dans lequel on interviewait une quinzaine de grands patrons de l’époque qui parlait de leur vision du monde, de l’économie, du rôle des syndicats, de la hiérarchie…
Il y a Jacques Lemonnier le PDG d’IBM, Guy Brana de Thomson, Jacques de Fouchier de Paribas, Gilbert Trigano, François Dalle de l’Oréal, etc. Sans le savoir, nous avons tourné à un moment charnière. Au milieu des années 1970, la plus part de ces chefs d’entreprises venaient d’écoles d’ingénieurs, avec une expérience de la fabrication. Quand le film est sorti en 1978, ils avaient été remplacés par des gestionnaires issus des écoles de commerce. Un point symptomatique : au moment des entretiens, il y avait des « chefs du personnel ». Deux ans plus tard, c’était des « directeurs des ressources humaines ».
Je suis content car le film va être réédité par Blaq out cette année.
Comment vous informez-vous sur les questions économiques ?
Je lis Alternatives Economiques de la première à la dernière page : vous êtes une source importante de mes connaissances en économie ! Je lis aussi Les Echos régulièrement. Et j’ai un ami qui m’envoie des synthèses des articles importants dans la presse anglo-saxonne (Financial Times, Guardian…)
Comment vous est venue l’idée de La Brigade du rire (Albin Michel, 2015), ce roman dans lequel un éditorialiste économique libéral est kidnappé et obligé de travailler selon les principes qu’il professe ?
Je trouve terrible de lire, de voir, d’entendre de soi-disant experts parler du monde du travail alors qu’ils en ignorent absolument tout. Twitter
Je trouve terrible de lire, de voir, d’entendre de soi-disant experts parler du monde du travail alors qu’ils en ignorent absolument tout. Je me suis dit qu’il serait bien que Monsieur Arnaud Leparmentier, Monsieur Dominique Seux et d’autres soient confrontés aux conditions de travail qu’ils préconisent pour les autres. Leur vision du monde en serait radicalement transformée.
On m’a dit que j’y allais un peu fort dans les propos très libéraux que je mets au début du livre sous la plume de mon personnage. Mais j’avais dans mon sac un article qui allait beaucoup plus loin ! La fiction est toujours un pas en avant de l’histoire.
Les femmes sont porteuses d’une autre économie ? Vous semblez mettre beaucoup d’espoir dans le comportement des femmes, notamment dans votre tout dernier roman Ces femmes-là (Albin Michel, 2019)
Alors qu’elles sont très présentes dans les mouvements sociaux, elles ne sont pas vraiment mises en avant. Or, ce sont elles les plus déterminées, les plus endurantes, les plus courageuses.
Il y a longtemps, lorsque je préparais Corpus Christi avec Jérôme Prieur, nous étions à Manchester. Il y avait une grande tente sur un trottoir : les femmes des mineurs anglais qui avaient perdu la bataille face à Margaret Thatcher tenaient un stand sur lequel elles vendaient brochures et autres petits gâteaux pour gagner un peu d’argent et tenir après avoir soutenu le mouvement de lutte. La grève était perdue, les syndicats étaient détruits, il n’y avait plus d’emplois à l’horizon. Mais ces femmes, au bout du compte, disaient « ce n’est pas fini, on peut encore, il faut continuer ». J’avais trouvé cela admirable.
Il n’y a pas de femmes de mineurs anglais dans mes romans mais il y a sans doute leurs fantômes derrière tous les personnages féminins que j’ai pu écrire. Ce courage, cette détermination, c’était véritablement porteur d’espoir.PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN CHAVAGNEUX