A l’occasion de la 25e édition du salon Maghreb des livres à Paris, la critique littéraire Kenza Sefrioui fait le point sur la situation de l’édition dans le nord du continent.
Par Kenza Sefrioui
Tribune. A l’heure où le salon Maghreb des livres célèbre son 25eanniversaire, force est de constater que c’est à Paris qu’existe la littérature maghrébine. C’est là que se réunissent les éditeurs venus du Maroc, d’Algérie et de Tunisie. C’est là que se rassemblent les écrivains des trois pays, dont beaucoup vivent en France ou en Europe, et dont beaucoup sont issus des diasporas. A part ce moment, et quelques autres au gré des invitations à l’initiative d’universités et d’associations, les littératures du Maghreb sont d’abord des littératures nationales.
Au sud de la Méditerranée, les rencontres qui existent – Salon international de l’édition et du livre de Casablanca en février, Foire internationale du livre de Tunis en avril et Salon international du livre d’Alger en octobre – ne sont pas des temps forts pour l’ensemble du Maghreb. On y trouve des délégations officielles et les éditeurs indépendants ne s’y pressent pas. Organisés par les ministères et non par les associations d’éditeurs, ces événements annoncent leur programme très tardivement, ce qui ne permet pas d’organiser de véritable projet de représentation ni de constituer une délégation d’auteurs digne de ce nom. Quant à inviter des plumes indépendantes et critiques… Il y a bien un jeune Salon du livre du Maghreb à Oujda depuis deux ans, mais il ne s’est pas imposé comme un lieu de débat indépendant.
Des problèmes structurels
Notre littérature et notre vie intellectuelle subissent les conséquences de la non-intégration du Maghreb. Frontières fermées entre le Maroc et l’Algérie, coût exorbitant du transport des livres : le livre maghrébin peine à passer les frontières. La valise, donc l’informel, est le principal facteur de circulation. Du coup, il est beaucoup plus facile de lire un auteur algérien ou tunisien à Casablanca dans une édition française, que dans une édition algérienne ou tunisienne à un prix adapté à un pouvoir d’achat similaire. Les quelques initiatives de coédition et de livres solidaires restent trop peu nombreuses au regard des besoins. Pas de base de données commune pour se tenir au courant de nos travaux respectifs dans nos multiples langues.
Le phénomène est aggravé par les problèmes structurels de nos marchés du livre. Les librairies, très fragiles, tendent à mettre en avant les éditions importées sur lesquelles leurs marges sont plus importantes. Le prix moyen d’un livre édité au Maroc est de 72 dirhams, soit près de 7 euros, tandis qu’un livre édité en France à 20 euros arrive dans les librairies marocaines à environ 250 dirhams, soit près d’un dixième du salaire minimum.
Les principaux distributeurs, souvent filiales de multinationales, font leur chiffre d’affaires avec le livre scolaire – l’écrasante majorité de la production – et importé, et se soucient peu du livre de littérature générale local. Et, surtout, l’absence de politique du livre maintient ce secteur dans la précarité : insuffisance de bibliothèques publiques – il y en a moins de 600 au Maroc, pour près de 34 millions d’habitants –, pas de loi sur le prix unique du livre, ce qui ne protège pas les librairies indépendantes de la concurrence des distributeurs.
Un archipel d’îlots isolés
A part quelques aides (qu’il faut attendre plusieurs années), il n’y a pas de mesure pour promouvoir la traduction de nos littératures et faire voyager nos auteurs, qui trouvent souvent plus de soutien auprès des services culturels des ambassades de France. Aucune condition n’est donc réunie pour structurer un secteur favorable à l’éclosion des talents et à la circulation des idées. Et malgré des sociétés proches et des préoccupations communes, le Maghreb reste un archipel d’îlots isolés, dont la production est autocentrée : moins de 10 % des publications marocaines s’intéressent au reste du monde, dont moins de 1 % au Maghreb…
Enfin, aucun pays du Maghreb n’est le centre de gravité de sa production littéraire et intellectuelle : nombre de nos auteurs tentent leur chance auprès de circuits mieux rodés, en France pour les francophones et au Liban ou en Egypte pour les arabophones. Ils en espèrent un meilleur accompagnement éditorial et une meilleure promotion. Mais cela coupe leur production du lectorat auquel elle est d’abord destinée : sujets mis en avant plutôt que d’autres pour d’autres horizons de réception, censure à l’importation, prix inaccessible si l’auteur n’a pas assez de poids auprès de sa maison d’édition pour réserver ses droits pour le Maghreb ou négocier un prix adapté.
Autre effet pervers de cette situation : la concentration des droits d’œuvres patrimoniales pour le Maghreb auprès d’éditeurs français. Certes, ces éditeurs ont permis de faire exister ces œuvres à une époque encore récente où il n’existait aucune structure éditoriale au Maghreb, ou bien malgré la censure de régimes non démocratiques. Leur contribution à la constitution de nos panthéons littéraires est à saluer.
La démocratisation de nos pays
Cependant, leur raison d’être n’est pas de faire vivre ces littératures. Ainsi, certains ouvrages se sont trouvés épuisés pendant plusieurs décennies car, en France, la demande était insuffisante pour justifier une réimpression. Et, malgré les délais et l’absence d’exploitation, des sommes ont pourtant été réclamées pour des cessions de droit qui auraient pu être qualifiées d’abusives. A nos éditeurs de se professionnaliser. Enfin, la rivalité au sein de groupes éditoriaux entre les services d’exportation et les services de cession de droits sont un frein à la circulation des livres entre la France et les pays du Maghreb.
La structuration du secteur du livre dans les pays du Maghreb est une urgence. Pour que ne se tarissent pas les échanges culturels anciens entre nos pays. Pour rééquilibrer ceux que nous avons avec la France et leur permettre de devenir un véritable dialogue. Et, surtout, pour réellement parler de démocratisation de nos pays. La part dérisoire que le livre a dans nos économies révèle combien ce droit humain élémentaire qu’est la culture ne nous est pas garanti. Le coût humain de cet accès entravé au savoir, au rêve et à la possibilité de nous projeter sainement dans l’avenir est lourd. Nous ne l’avons tous que trop payé.
Kenza Sefrioui est critique littéraire, cofondatrice d’En toutes lettres, une maison d’édition basée à Casablanca, et membre de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants.
Kenza Sefrioui