Pourquoi nous avons encore besoin de traducteurs

Par  Alice Develey 

Mis à jour le 21/05/2019

INTERVIEW – Comment traduire la poésie et les textes classiques? À quel avenir peuvent prétendre les traducteurs avec la traduction automatique? Jörn Cambreleng, directeur de l’association ATLAS, répond aux questions du Figaro à l’occasion de la 5e édition du Printemps de la traduction.

Ni Harry Potter, ni Seigneur des anneaux, ni Game of Thrones. Sans les traducteurs, ces succès de librairie auraient sûrement connu une autre vie. Le travail de traduction constitue en effet un pilier du secteur de l’édition. Mais pas seulement. On trouve ce savoir-faire dans la culture (séries, cinéma, art) comme dans la politique, l’économie ou bien encore, le sport. Un génie des mots que le Printemps de la traduction met en lumière du 21 au 25 mai prochain. Dans le cadre de cette 5e édition intitulée «Traduire la poésie», l’association pour la promotion de la traduction littéraire (ATLAS) propose un atelier anglais-français de la Fabrique des traducteurs, que la DGLFLF, l’Institut français et la SOFIA soutiennent. Jörn Cambreleng, directeur d’ATLAS et du Collège international des traducteurs littéraires explique quels sont les enjeux de la traduction du XXIe siècle.

LE FIGARO. – Quelle est la particularité de cette 5e édition du Printemps de la traduction?

Jörn CAMBRELENG. – L’idée fondatrice de cette manifestation est contenue dans son sous-titre: les traducteurs parlent aux lecteurs. Le travail des traducteurs est encore peu connu de certains lecteurs, qui n’ont pas nécessairement conscience de tout l’enjeu d’une traduction pour la réception d’une œuvre, de tout ce qui peut changer d’une traduction à l’autre. Pour faire connaître ce travail, nous donnons la parole aux traducteurs lors d’entretiens, de lectures, mais aussi lors de rencontres en librairies où ils présentent leur actualité littéraire. Le traducteur est le premier lecteur de l’œuvre qu’il traduit, et le seul qui en lise réellement chaque mot. Il en fait donc une lecture particulière, très fouillée, dont il peut faire bénéficier le lecteur.

Nous invitons également les lecteurs à vivre une expérience de traduction «de l’intérieur», en participant à des ateliers que nous nommons «Traducteur d’un jour». Aidés par un mot à mot, ils se confrontent aux choix auxquels le traducteur doit faire face, sans être arrêtés par les difficultés de compréhension de la langue source. Ils comprennent alors souvent qu’un traducteur est un auteur, au sens où il est responsable des mots qu’il choisit pour sa traduction, à partir de toutes les possibilités qu’offre la langue française. Les lecteurs prennent alors conscience que les mots qu’ils lisent sont ceux choisis par le traducteur, pas ceux de l’auteur.

Dans quelle mesure une œuvre classique peut-elle être simplifiée pour être lue et comprise de ses contemporains? 1984 d’Orwell, par exemple, a récemment été épuré de ses passés simples.

Un changement de temps de la narration n’est pas nécessairement une simplification. Pour répondre à votre question, je prendrais volontiers un exemple situé plus loin dans le passé. L’accès à une œuvre classique écrite dans une langue ancienne suppose-t-elle une adaptation à une langue contemporaine? C’est une question de choix. Prenons une pièce de Shakespeare. À quelle place veut-on mettre le spectateur français d’aujourd’hui? À celle du spectateur anglo-saxon qui entend Shakespeare aujourd’hui? Il faudra alors faire une traduction archaïsante, car pour le jeune britannique ou américain qui découvre Shakespeare, la langue est difficilement compréhensible. Veut-on au contraire placer le spectateur français dans la position qui était celle du spectateur anglais du temps de Shakespeare? On usera alors d’une langue plus contemporaine, abandonnant au passage la distance construite par les ans. Les deux choix se justifient et cela dépend du projet qu’a le traducteur.

Le traducteur écrit avec les contraintes qu’il se choisit. Les contraintes sont plus ou moins fortes. Dans le cas de la poésie, elles sont maximales, il faut veiller au sens, au son, au rythme. Et puis il y a des contraintes formelles encore plus fortes, par exemple pour les écritures qui ont fait de la contrainte leur matrice, comme celles de l’Oulipo. Et traduire La Disparition de Perec, par exemple, livre écrit sans user de la voyelle la plus fréquente en français, le «e», c’est empiler les contraintes. Mais il y aura toujours des traducteurs qui y prennent plaisir, car la contrainte peut être source de création et de liberté. L’idée du traducteur est toujours d’essayer de retracer le geste de l’auteur, son souffle. Et en repassant par l’intention qui a pu être la sienne, par ce qui a précédé l’écriture, d’emprunter un chemin équivalent dans sa propre langue.

« En arawak, il y a un temps appelé le frustratif. Il concerne une action située dans le passé, qui aurait dû avoir lieu mais qui ne s’est pas produite »

Peut-on alors considérer que traduire c’est trahir?

Cette phrase est un cliché qui vient d’un jeu de mots facile en italien. S’il fallait traduire «traduire» avec un autre verbe, je préférerais dire que «traduire c’est lire de très près». C’est faire passer un texte d’une littérature à une autre, essayer de restituer dans sa propre langue le rapport singulier qu’un auteur entretient avec la langue dans laquelle il écrit. Autrement dit, c’est restituer ce que l’on nomme le style.

Traduire, c’est donc aussi et surtout choisir.

Oui. Prenons le système des temps du passé qui est complexe et riche dans la langue française. Quand on traduit de l’allemand ou de l’anglais, nous sommes toujours confrontés à un choix. Le prétérit allemand peut au moins se traduire par trois temps français: passé simple, passé composé ou imparfait. À l’inverse, il y a des temps et des modes qui n’existent pas en français. L’année dernière, lors des Assises de la traduction à Arles, nous avons invité Jean-Pierre Minaudier, un grammairien passionné et passionnant, qui a présenté un tour du monde des rapports au temps. Il citait l’exemple d’une langue amérindienne, l’arawak, qui utilise un temps appelé le «frustratif». Il concerne une action située dans le passé, qui aurait dû avoir lieu mais qui ne s’est pas produite. Ce temps nous renseigne par exemple sur le fait qu’on a failli arriver à faire quelque chose, mais finalement non. Le tout en une syllabe. Le système des temps diffère dans chaque langue. Le rapport au temps implique un rapport au monde différent.

À y regarder l’offre pléthorique de livres en librairies, de séries et de films, on peut penser que le marché de la traduction est en explosion.

C’est plus compliqué que cela. On traduit beaucoup en France par rapport à d’autres pays, mais en 2018, les chiffres étaient en baisse. Et il faut nuancer, regarder ce qui se publie. Vous faites le parallèle avec le cinéma: on observe effectivement une tendance commune. Dans l’industrie du cinéma, il y a d’un côté des grosses productions qui se portent bien et de l’autre une grande diversité de petites productions qui continuent à exister, mais c’est le segment du milieu souffre. Les films à un million d’euros et d’autres à 100 millions existent, les films à 10 millions sont les plus difficiles à produire. Il semblerait que l’industrie du livre prenne le même chemin, et ce n’est pas forcément rassurant pour les éditeurs.

« Tout l’enjeu est de mettre la machine à notre service, et non de se transformer en ouvrier au service de la machine »

Comment les traducteurs voient-ils les traductions automatiques?

L’association pour la promotion de la traduction littéraire (Atlas) met en place aux Assises de la traduction, à partir de novembre, un Observatoire de la traduction automatique. Cet observatoire consiste à passer 40 grands textes de la littérature européenne par extrait à la moulinette de ces machines et d’observer d’une année sur l’autre les transformations. Seront organisées des tables rondes avec des traducteurs «biologiques», des linguistes et des spécialistes en intelligence artificielle. Cela permettra de vérifier ce qui fait la plus-value d’un travail fait à la main au fil des années à venir. Il va y avoir des transformations, nécessairement. Ces technologies vont trouver rapidement des applications pour des ouvrages écrits dans une langue simple. Cela pourrait conduire, si l’on emploie cette technologie sans recul, à un nivellement et à une uniformisation de la langue.

Mais ces traducteurs sont loin d’être autonomes…

Ils ne sont pas encore au niveau pour être des outils pour les traducteurs littéraires. Mais depuis quelques années une nouvelle génération de logiciels de traduction automatique est apparue. On l’appelle la traduction neuronale. Elle adopte les principes de l’intelligence artificielle. Cela signifie que le logiciel est capable d’écrire ses propres algorithmes en fonction des informations que les humains lui donnent sur ses résultats précédents. Les progrès sont assez spectaculaires et il semblerait que le processus échappe aux chercheurs eux-mêmes. Ils ne savent pas exactement par quel chemin la machine a réussi à s’améliorer, c’est assez vertigineux. Toutefois, au-delà de la transmission globale du sens, on est encore loin du compte pour la littérature et il y a même encore de nombreux contre-sens… Mais peut-être qu’un jour prochain, on demandera aux traducteurs d’intervenir après la machine. Pour l’heure, nous n’y sommes pas, et ce qui fera toujours une différence même lorsqu’on y sera, c’est la subjectivité humaine. Reste à savoir si on la revendique ou non.

Faut-il être pessimiste?

L’enjeu, c’est de mettre la machine à notre service et de ne pas se transformer en ouvrier au service de la machine. Et même en dehors de la fiction, il reste tant de domaines où les enjeux sont hors de portée de l’automatisation… Prenons la traduction de la philosophie, ou encore des sciences humaines et sociales, domaines dans lesquels les chercheurs forgent des concepts. Pour faire circuler ces idées par-delà les frontières, il faut des traducteurs pour forger les concepts équivalents dans d’autres cultures, et je ne vois pas comment cela pourrait être automatisé. C’est d’une grande complexité car cela implique de maîtriser l’histoire des mots et de leur usage dans ces disciplines. Un atelier spécifiquement consacré à ces questions aura lieu à Arles en octobre prochain, grâce au soutien de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France du Ministère de la Culture, qui est très consciente de ces enjeux.

Leave a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *